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SARTRE et La critique de la raison dialectique
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SARTRE et La critique de la raison dialectique
SARTRE et La critique de la raison dialectique
Par Jean Lacroix
Avec la critique de la raison dialectique, comme avec Les séquestrés d'Altona, Sartre assume et dépasse son passé. Ce qui ne va pas sans difficulté. Il est difficile de donner une véritable consistance à l'objet dans une philosophie du sujet. Mais il faut dire avant tout que cet effort pour sortir de soi et de sa pensée pour rejoindre les autres et l'histoire est grand. La raison dialectique en effet n'est rien d'autre que le mouvement même de l'histoire en train de se faire et prenant conscience de soi. L'ouvrage est plein de défauts assez apparents : les néologismes, la longueur des phrases coupées d'incidentes, la multiplicité des analyses et le passage continuel de la réflexion abstraite aux exemples historiques font perdre souvent le fil, c'est-à-dire le sens.
Sartre peut être le meilleur styliste comme dans Les mots ou le plus mauvais comme ici. Mais ces défauts extérieurs, qui rendent la lecture difficile et parfois irritante, sont la rançon d'un tempérament et d'une attitude qui attirent la sympathie. De plus en plus Sartre a refusé d'être un «intellectuel», un être «voué» à la littérature. Les livres n'ont pas leur fin en eux-mêmes. Il y a mis longtemps, mais il est enfin parvenu à se libérer de cette conception chosiste d'un écrivain en soi, qui ne vit que pour écrire au lieu d'écrire pour vivre. Les livres sont de plus en plus pour lui des modes, parmi d'autres, de son activité, de sa praxis. Il dépose chaque ouvrage le long du parcours de sa vie et passe, non point nécessairement à un autre, mais à autre chose. C'est l'homme qui l'intéresse. La réflexion consiste à saisir le sens d'une activité qui, même lorsqu'elle se réifie, demeure humaine : elle est une lumière immanente au comportement. La critique sartrienne ne saurait donc être une contemplation de l'activité des hommes; elle en est un moment, le moment réflexif. Le livre n'a de valeur que comme moment, abstraitement isolé, de cette lumière. La critique de la raison dialectique s'attaque au problème le plus profond : c'est un Traité du mal. Et le mal humain c'est la violence. D'où vient-elle? En quoi consiste-t-elle? Pourra-t-elle disparaître? C'est toute la question que seule peut éclairer la raison appliquée à l'histoire.
C'est l'insuffisance du marxisme actuel qui donne naissance à l'existentialisme. Pour Sartre il n'y a pas une, mais des philosophes, en ce sens du moins qu'à chaque époque se constitue une philosophie qui donne son expression au mouvement général de la société : elle est la totalisation du savoir contemporain, telle que l'élabore la classe montante. Une autre philosophie ne sera possible - et nécessaire - que lorsque la praxis humaine aura créé une autre société. La pensée qui domine notre temps et en rend compte, c'est le marxisme qui n'est autre que l'Histoire elle-même prenant conscience de soi. Aussi est-il actuellement indépassable. Mais il s'est sclérosé. Il appelle matérialisme dialectique une prétendue dialectique de la nature qui réduit l'individu à l'état de chose et remplace la rationalité pratique de l'homme faisant l'histoire par l'aveugle nécessité antique. Il tend à éliminer le questionneur de son investigation et à faire du questionné l'objet d'un savoir absolu. C'est une métaphysique dogmatique, invérifiable et dangereuse. Le véritable marxisme au contraire c'est le matérialisme historique, si l'on entend par là l'action humaine dans sa relation avec le monde comme avec les autres hommes. Ainsi se situe Sartre par rapport au marxisme. Il ne veut ni le contester ni le dépasser, mais le retrouver, c'est-à-dire y intégrer l'homme.
Cette reconquête de l'homme à l'intérieur du marxisme aboutit à jeter les bases d'une véritable anthropologie culturelle qui justifie avec profondeur la présence de la liberté comme transcendance au sein de la temporalisation totalisatrice de l'histoire. La liberté sartrienne n'est pas une essence, mais l'irréductibilité de l'ordre culturel à l'ordre naturel, de l'homme à la nature. Mais, abandonnant la perspective d'une liberté idéaliste et absolue, Sartre parle désormais d'une liberté «librement limitée», de sorte qu'elle est en chacun «mutilation acceptée». Le marxisme oscille perpétuellement entre le naturalisme et l'humanisme. Sartre opte résolument pour l'humanisme. Il veut étudier la logique vivante de l'action humaine et pour cela emploie la méthode formelle et dialectique. Il s'agit de découvrir les structures élémentaires de la praxis. Non pour recomposer une totalité à partir de ses éléments : l'histoire n'est pas totalité, mais totalisation toujours en train de se faire. La critique de la raison dialectique ne peut donc être ni une construction idéaliste de concepts ni une reconstitution historique ni une philosophie de l'histoire. Son but est de mettre en lumière ce qui rend l'histoire intelligible, de dégager la rationalité historique qui succède aujourd'hui à la rationalité analytique et positiviste. Les structures à découvrir sont sans doute abstraites et formelles? Mais toute interprétation historique doit bien les contenir comme son intelligibilité. Cette méthode régressive rend seule possible ou de moins valable la synthèse progressive qui ne peut venir qu'ensuite et à laquelle succombe trop vite le marxisme vulgaire.
Sartre demeure donc fidèle aux thèses fondamentales de L'être et le néant. Le donné, c'est la distinction de l'homme, le pour soi, et du monde, l'en-soi; Toute hypothèse sur la nature de l'en-soi ne peut être que gratuite et sans intérêt, «métaphysique». La connaissance est un certain type de rapport de l'homme avec le monde. Là où ce rapport n'existe pas, que reste-t-il à connaître? Il arrive même à Sartre d'identifier l'en-soi à l'inerte, ce qui implique une certaine dialectisation de l'en-soi et un progrès par rapport à l'ouvrage précédent. Le travail lui même n'est que le développement du besoin. Il y a une structure dialectique de l'action individuelle, sans laquelle toute dialectique historique serait inintelligible. Comme pour Vuillemin, le travail est l'intelligibilité constituante. Toute autre rationalité ne peut être que constituée. Ainsi, la raison dialectique constituée devra-t-elle sans cesse être rapportée à son fondement, toujours présent et toujours masqué, la rationalité constituante, c'est-à-dire le travail. La recherche s'étend à l'homme total: puisque son objet est l'homme singulier dans le champ social, elle étudie les besoins, les désirs, les passions ou les actes autant que les catégories économiques.
Mais le travail est une praxis visant à assouvir le besoin dans le cadre de la rareté : c'est bien la lutte des classes, qui explique l'histoire, mais il faut expliquer la lutte des classes elle-même. A la différence de Marx, Sartre veut déceler l'origine du mal, rendre la violence intelligible. Ce qu'il fait en montrant qu'elle est la rareté intériorisée. La rareté est la négation au départ. Tous les besoins ne peuvent être satisfaits. D'où la lutte. Tant que subsiste la rareté, l'histoire humaine est inhumaine. C'est la rareté qui fournit son fondement d'intelligibilité à cet aspect maudit de l'histoire où l'homme, à chaque instant, voit son action volée et déformée par le milieu où il l'inscrit. Dans le monde de la rareté, l'existence de chacun est un risque de non-existence pour les autres. Vivre alors c'est survivre, et la rareté définit le groupe par ses «excédentaires» : elle fait l'Autre comme contre-homme. La possibilité de la violence est ainsi donnée dans tous les rapports humains, y compris l'amitié et l'amour. L'impuissance de l'acte s'inscrit dans la chose oeuvrée elle-même, qui devient une sorte d'emprise inerte et fascinante sur la liberté pratique de l'homme. Sartre maintient la distinction marxiste de l'objectivation et de l'aliénation. Mais il explique l'aliénation en décrivant sa naissance à partir d'une certaine forme d'objectivation qui enchaîne la liberté à la nécessité.
Le rôle de la violence ne s'arrête pas là. Elle est exigée, à l'intérieur du groupe, par l'action commune; elle est le lien des libertés agissantes. Le groupe se fait et se remanie, se «totalise» sans cesse en fonction des objectifs à atteindre. L'action concourante de tous est exigée; toute sécession doit être empêchée. La violence se constitue comme structure diffuse du groupe : le droit de vie et de mort est son statut élémentaire. La liberté commune se fait violence pour demeurer commune et la Terreur devient l'obligation de la Fraternité. Le serment, explicite ou implicite, est la matérialisation de la Terreur : jurer c'est exiger qu'on me tue si je fais sécession. Nous sommes frères en tant qu'après l'acte créateur du serment nous devenons nos propres fils. La Terreur-Fraternité c'est le droit de tous à travers chacun sur chacun. La colère et la violence sont vécues en même temps comme terreur exercée sur le traître et comme fraternité entre les «lyncheurs». Toutes les conduites intérieures des individus (fraternité, amour, amitié aussi bien que colère et lynchage) tirent leur terrible puissance de la terreur même. De cette manière le groupe de fusion se transforme en groupe de contrainte : il crée son droit et se donne des institutions. La Terreur-Fraternité est juridiction. Le scandale n'est pas dans la simple existence de l'Autre, sans quoi il faudrait renoncer à toute intelligibilité, mais dans la violence subie ou menaçante, dans la rareté intériorisée. Mais en luttant contre l'ennemi, je m'identifie en quelque sorte à lui : je comprends la praxis de l'autre de l'intérieur par l'action que je produis pour me défendre contre elle. La compréhension est un fait immédiat de réciprocité. Pour qu'il y ait une intelligibilité de l'action humaine, il faut que toutes les luttes et toutes les collaborations soient comprises comme les produits synthétiques d'une praxis totalitaire. C'est ce que montrera un second tome, qui complétera la méthode régressive par la synthèse progressive et décrira comment les structures fondamentales s'opposent et se composent entre elles pour opérer cette totalisation dans le temps qu'on appelle Histoire.
De ces 8oo pages serrées, à la fois riches et rigoureuses, il n'était possible de dégager qu'un thème fondamental. Celui de la rareté et de la violence est capital. Il n'est pas sûr cependant que la rareté rende compte de toute violence. La colère, la lutte, l'égoïsme sont bien pour Sartre des projets de l'homme, mais des projets que rend possibles, voire nécessaires, un fait extérieur et contingent. Il n'y a pas de véritable intériorité de la faute. On peut se demander si elle n'a pas des racines plus profondes - ou autres - dans le coeur de l'homme et si, comme le montre Ricœur, elle ne procède pas de sa constitution intime. Enfin et surtout subsiste une difficulté qui tient à l'ensemble de la philosophie sartrienne et que l'auteur lui-même reconnaît : comment l'histoire, ce pullulement de destins individuels, peut-elle se donner comme mouvement totalisateur? Le monde, où tout s'explique en définitive par recours à la praxis individuelle, reste très atomisé. Comment la continuité du sens de I'Histoire de La critique de la raison dialectique est-elle compatible avec le temps irréductiblement discontinu de L'être et le néant? Sartre répond au défi de Merleau-Ponty par un effort si tendu qu'il frise la contradiction. Mais, quelles que soient les difficultés, ce qui est plus important c'est que, dans l'édification de cette grande oeuvre d'explication de l'homme et de son histoire, Sartre reste fidèle à son humanisme. Il n'abandonne pas le Cogito. Retrouver l'homme c'est réintroduire l'intériorité dans la dialectique, rappeler sans cesse à l'anthropologie la dimension existentielle des processus étudiés. Ou, comme dit Sartre, si l'homme est «médié» par les choses c'est dans l'exacte mesure où les choses sont «médiées» par l'homme. Il affirme bien que l'existentialisme n'est actuellement qu'une chapelle dans l'église marxiste, une enquête particulière. Mais il ajoute qu'en rendant le marxisme à lui-même, il deviendra le fondement de toute enquête. N'est-ce pas en réalité faire éclater le marxisme de l'intérieur?
Par Jean Lacroix
Avec la critique de la raison dialectique, comme avec Les séquestrés d'Altona, Sartre assume et dépasse son passé. Ce qui ne va pas sans difficulté. Il est difficile de donner une véritable consistance à l'objet dans une philosophie du sujet. Mais il faut dire avant tout que cet effort pour sortir de soi et de sa pensée pour rejoindre les autres et l'histoire est grand. La raison dialectique en effet n'est rien d'autre que le mouvement même de l'histoire en train de se faire et prenant conscience de soi. L'ouvrage est plein de défauts assez apparents : les néologismes, la longueur des phrases coupées d'incidentes, la multiplicité des analyses et le passage continuel de la réflexion abstraite aux exemples historiques font perdre souvent le fil, c'est-à-dire le sens.
Sartre peut être le meilleur styliste comme dans Les mots ou le plus mauvais comme ici. Mais ces défauts extérieurs, qui rendent la lecture difficile et parfois irritante, sont la rançon d'un tempérament et d'une attitude qui attirent la sympathie. De plus en plus Sartre a refusé d'être un «intellectuel», un être «voué» à la littérature. Les livres n'ont pas leur fin en eux-mêmes. Il y a mis longtemps, mais il est enfin parvenu à se libérer de cette conception chosiste d'un écrivain en soi, qui ne vit que pour écrire au lieu d'écrire pour vivre. Les livres sont de plus en plus pour lui des modes, parmi d'autres, de son activité, de sa praxis. Il dépose chaque ouvrage le long du parcours de sa vie et passe, non point nécessairement à un autre, mais à autre chose. C'est l'homme qui l'intéresse. La réflexion consiste à saisir le sens d'une activité qui, même lorsqu'elle se réifie, demeure humaine : elle est une lumière immanente au comportement. La critique sartrienne ne saurait donc être une contemplation de l'activité des hommes; elle en est un moment, le moment réflexif. Le livre n'a de valeur que comme moment, abstraitement isolé, de cette lumière. La critique de la raison dialectique s'attaque au problème le plus profond : c'est un Traité du mal. Et le mal humain c'est la violence. D'où vient-elle? En quoi consiste-t-elle? Pourra-t-elle disparaître? C'est toute la question que seule peut éclairer la raison appliquée à l'histoire.
C'est l'insuffisance du marxisme actuel qui donne naissance à l'existentialisme. Pour Sartre il n'y a pas une, mais des philosophes, en ce sens du moins qu'à chaque époque se constitue une philosophie qui donne son expression au mouvement général de la société : elle est la totalisation du savoir contemporain, telle que l'élabore la classe montante. Une autre philosophie ne sera possible - et nécessaire - que lorsque la praxis humaine aura créé une autre société. La pensée qui domine notre temps et en rend compte, c'est le marxisme qui n'est autre que l'Histoire elle-même prenant conscience de soi. Aussi est-il actuellement indépassable. Mais il s'est sclérosé. Il appelle matérialisme dialectique une prétendue dialectique de la nature qui réduit l'individu à l'état de chose et remplace la rationalité pratique de l'homme faisant l'histoire par l'aveugle nécessité antique. Il tend à éliminer le questionneur de son investigation et à faire du questionné l'objet d'un savoir absolu. C'est une métaphysique dogmatique, invérifiable et dangereuse. Le véritable marxisme au contraire c'est le matérialisme historique, si l'on entend par là l'action humaine dans sa relation avec le monde comme avec les autres hommes. Ainsi se situe Sartre par rapport au marxisme. Il ne veut ni le contester ni le dépasser, mais le retrouver, c'est-à-dire y intégrer l'homme.
Cette reconquête de l'homme à l'intérieur du marxisme aboutit à jeter les bases d'une véritable anthropologie culturelle qui justifie avec profondeur la présence de la liberté comme transcendance au sein de la temporalisation totalisatrice de l'histoire. La liberté sartrienne n'est pas une essence, mais l'irréductibilité de l'ordre culturel à l'ordre naturel, de l'homme à la nature. Mais, abandonnant la perspective d'une liberté idéaliste et absolue, Sartre parle désormais d'une liberté «librement limitée», de sorte qu'elle est en chacun «mutilation acceptée». Le marxisme oscille perpétuellement entre le naturalisme et l'humanisme. Sartre opte résolument pour l'humanisme. Il veut étudier la logique vivante de l'action humaine et pour cela emploie la méthode formelle et dialectique. Il s'agit de découvrir les structures élémentaires de la praxis. Non pour recomposer une totalité à partir de ses éléments : l'histoire n'est pas totalité, mais totalisation toujours en train de se faire. La critique de la raison dialectique ne peut donc être ni une construction idéaliste de concepts ni une reconstitution historique ni une philosophie de l'histoire. Son but est de mettre en lumière ce qui rend l'histoire intelligible, de dégager la rationalité historique qui succède aujourd'hui à la rationalité analytique et positiviste. Les structures à découvrir sont sans doute abstraites et formelles? Mais toute interprétation historique doit bien les contenir comme son intelligibilité. Cette méthode régressive rend seule possible ou de moins valable la synthèse progressive qui ne peut venir qu'ensuite et à laquelle succombe trop vite le marxisme vulgaire.
Sartre demeure donc fidèle aux thèses fondamentales de L'être et le néant. Le donné, c'est la distinction de l'homme, le pour soi, et du monde, l'en-soi; Toute hypothèse sur la nature de l'en-soi ne peut être que gratuite et sans intérêt, «métaphysique». La connaissance est un certain type de rapport de l'homme avec le monde. Là où ce rapport n'existe pas, que reste-t-il à connaître? Il arrive même à Sartre d'identifier l'en-soi à l'inerte, ce qui implique une certaine dialectisation de l'en-soi et un progrès par rapport à l'ouvrage précédent. Le travail lui même n'est que le développement du besoin. Il y a une structure dialectique de l'action individuelle, sans laquelle toute dialectique historique serait inintelligible. Comme pour Vuillemin, le travail est l'intelligibilité constituante. Toute autre rationalité ne peut être que constituée. Ainsi, la raison dialectique constituée devra-t-elle sans cesse être rapportée à son fondement, toujours présent et toujours masqué, la rationalité constituante, c'est-à-dire le travail. La recherche s'étend à l'homme total: puisque son objet est l'homme singulier dans le champ social, elle étudie les besoins, les désirs, les passions ou les actes autant que les catégories économiques.
Mais le travail est une praxis visant à assouvir le besoin dans le cadre de la rareté : c'est bien la lutte des classes, qui explique l'histoire, mais il faut expliquer la lutte des classes elle-même. A la différence de Marx, Sartre veut déceler l'origine du mal, rendre la violence intelligible. Ce qu'il fait en montrant qu'elle est la rareté intériorisée. La rareté est la négation au départ. Tous les besoins ne peuvent être satisfaits. D'où la lutte. Tant que subsiste la rareté, l'histoire humaine est inhumaine. C'est la rareté qui fournit son fondement d'intelligibilité à cet aspect maudit de l'histoire où l'homme, à chaque instant, voit son action volée et déformée par le milieu où il l'inscrit. Dans le monde de la rareté, l'existence de chacun est un risque de non-existence pour les autres. Vivre alors c'est survivre, et la rareté définit le groupe par ses «excédentaires» : elle fait l'Autre comme contre-homme. La possibilité de la violence est ainsi donnée dans tous les rapports humains, y compris l'amitié et l'amour. L'impuissance de l'acte s'inscrit dans la chose oeuvrée elle-même, qui devient une sorte d'emprise inerte et fascinante sur la liberté pratique de l'homme. Sartre maintient la distinction marxiste de l'objectivation et de l'aliénation. Mais il explique l'aliénation en décrivant sa naissance à partir d'une certaine forme d'objectivation qui enchaîne la liberté à la nécessité.
Le rôle de la violence ne s'arrête pas là. Elle est exigée, à l'intérieur du groupe, par l'action commune; elle est le lien des libertés agissantes. Le groupe se fait et se remanie, se «totalise» sans cesse en fonction des objectifs à atteindre. L'action concourante de tous est exigée; toute sécession doit être empêchée. La violence se constitue comme structure diffuse du groupe : le droit de vie et de mort est son statut élémentaire. La liberté commune se fait violence pour demeurer commune et la Terreur devient l'obligation de la Fraternité. Le serment, explicite ou implicite, est la matérialisation de la Terreur : jurer c'est exiger qu'on me tue si je fais sécession. Nous sommes frères en tant qu'après l'acte créateur du serment nous devenons nos propres fils. La Terreur-Fraternité c'est le droit de tous à travers chacun sur chacun. La colère et la violence sont vécues en même temps comme terreur exercée sur le traître et comme fraternité entre les «lyncheurs». Toutes les conduites intérieures des individus (fraternité, amour, amitié aussi bien que colère et lynchage) tirent leur terrible puissance de la terreur même. De cette manière le groupe de fusion se transforme en groupe de contrainte : il crée son droit et se donne des institutions. La Terreur-Fraternité est juridiction. Le scandale n'est pas dans la simple existence de l'Autre, sans quoi il faudrait renoncer à toute intelligibilité, mais dans la violence subie ou menaçante, dans la rareté intériorisée. Mais en luttant contre l'ennemi, je m'identifie en quelque sorte à lui : je comprends la praxis de l'autre de l'intérieur par l'action que je produis pour me défendre contre elle. La compréhension est un fait immédiat de réciprocité. Pour qu'il y ait une intelligibilité de l'action humaine, il faut que toutes les luttes et toutes les collaborations soient comprises comme les produits synthétiques d'une praxis totalitaire. C'est ce que montrera un second tome, qui complétera la méthode régressive par la synthèse progressive et décrira comment les structures fondamentales s'opposent et se composent entre elles pour opérer cette totalisation dans le temps qu'on appelle Histoire.
De ces 8oo pages serrées, à la fois riches et rigoureuses, il n'était possible de dégager qu'un thème fondamental. Celui de la rareté et de la violence est capital. Il n'est pas sûr cependant que la rareté rende compte de toute violence. La colère, la lutte, l'égoïsme sont bien pour Sartre des projets de l'homme, mais des projets que rend possibles, voire nécessaires, un fait extérieur et contingent. Il n'y a pas de véritable intériorité de la faute. On peut se demander si elle n'a pas des racines plus profondes - ou autres - dans le coeur de l'homme et si, comme le montre Ricœur, elle ne procède pas de sa constitution intime. Enfin et surtout subsiste une difficulté qui tient à l'ensemble de la philosophie sartrienne et que l'auteur lui-même reconnaît : comment l'histoire, ce pullulement de destins individuels, peut-elle se donner comme mouvement totalisateur? Le monde, où tout s'explique en définitive par recours à la praxis individuelle, reste très atomisé. Comment la continuité du sens de I'Histoire de La critique de la raison dialectique est-elle compatible avec le temps irréductiblement discontinu de L'être et le néant? Sartre répond au défi de Merleau-Ponty par un effort si tendu qu'il frise la contradiction. Mais, quelles que soient les difficultés, ce qui est plus important c'est que, dans l'édification de cette grande oeuvre d'explication de l'homme et de son histoire, Sartre reste fidèle à son humanisme. Il n'abandonne pas le Cogito. Retrouver l'homme c'est réintroduire l'intériorité dans la dialectique, rappeler sans cesse à l'anthropologie la dimension existentielle des processus étudiés. Ou, comme dit Sartre, si l'homme est «médié» par les choses c'est dans l'exacte mesure où les choses sont «médiées» par l'homme. Il affirme bien que l'existentialisme n'est actuellement qu'une chapelle dans l'église marxiste, une enquête particulière. Mais il ajoute qu'en rendant le marxisme à lui-même, il deviendra le fondement de toute enquête. N'est-ce pas en réalité faire éclater le marxisme de l'intérieur?
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